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Marc-Antoine Kaeser (dir.) L’âge du Faux : L’authenticité en archéologie Hauterive, Laténium (2011) ISBN 2 - 9700394 - 2 - 3 Exposition au Laténium 29 avril 2011 - 8 janvier 2012 L’AGE DU FAUX L’AUTHENTICITE EN ARCHEOLOGIE Auteurs Alain Besse, Conservateur-restaurateur d’art SCR et monnayeur-reconstituteur, Atelier Ciel & Terre, Aigle Arnaud Besson, Diplômé de l’Institut d’histoire de l’Université de Neuchâtel Simonetta Biaggio-Simona, Docteure en archéologie de l’Université de Zurich, présidente du Gruppo Archeologia Ticino, Giubiasco Béatrice Blandin, Docteure de l’Université de Lausanne, membre de l’École suisse d’archéologie en Grèce, ancien membre de l’École française d’Athènes Eva Carlevaro, Conservatrice au Musée national suisse, Zurich Christian Cevey, Responsable du Laboratoire de conservation-restauration du Laténium Jean-Luc Chappaz, Conservateur des collections égyptiennes et du Soudan au Musée d’art et d’histoire de Genève François-Xavier Chauvière, Archéologue à l’Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel et enseignant de préhistoire à l’Université Lyon III Hélène Chew, Conservateur en chef chargée des collections de la Gaule romaine au Musée d’archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye Chantal Courtois, Assistante conservatrice au Département d’archéologie du Musée d’art et d’histoire de Genève Pierre Crotti, Conservateur au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne Esther Cuchillo, Responsable de recherche chargée de l’inventaire des collections préhistoriques au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne Philippe Curdy, Conservateur du Département de Préhistoire et Antiquité du Musée d’histoire du Valais, Sion Michel Egloff, Professeur honoraire à l’Université de Neuchâtel, ancien directeur du Laténium Jean-Jacques Fiechter, Historien spécialisé dans les faux de l’art égyptien Viktoria Fischer, Docteure en préhistoire et assistante au Département d’anthropologie de l’Université de Genève Charles Froidevaux, Docteur en sciences économiques et numismate François Gendron, Archéologue américaniste au Département de préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (Paris), unité mixte de recherche CNRS 7194 Dietrich Hakelberg, Docteur en archéologie de l’Université de Freiburg im Breisgau 4 Matthieu Honegger, Professeur ordinaire de préhistoire et directeur de l’Institut d’archéologie de l’Université de Neuchâtel John Howe, Illustrateur, directeur artistique de la trilogie cinématographique « Le Seigneur des anneaux » Claire Huguenin, Conservatrice des collections historiques au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne Arnaud Hurel, Ingenieur de recherche au Département de préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle, Paris Marc-Antoine Kaeser, Directeur du Laténium et professeur associé à l’Institut d’archéologie de l’Université de Neuchâtel Jean-Luc Martinez, Directeur du Département des antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre, Paris Claude Michel, Responsable du Laboratoire de conservation-restauration du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne Laurent Olivier, Conservateur du Département des âges du Fer au Musée d’archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye Gilles Perret, Conservateur du Cabinet de numismatique du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel Daniel Pillonel, Dendrologue à l’Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel Denis Ramseyer, Conservateur adjoint du Laténium et chargé d’enseignement à l’Institut d’archéologie de l’Université de Neuchâtel Gianna Reginelli Servais, Archéologue à l’Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel et doctorante à l’Université de Neuchâtel Stéphane Verger, Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Études, Paris Claude Veuillet, Conservateur-restaurateur dans le domaine du bois, Troistorrents Amélie Vialet, Paléoanthropologue, Institut de Paléontologie Humaine - Fondation Albert Ier de Monaco, Paris Géraldine Voumard, Responsable adjointe du Laboratoire de conservation-restauration du Laténium Sonia Wüthrich, Adjointe de l’archéologue cantonal, Office et Musée d’archéologie de Neuchâtel 5 Générique de l’exposition et du catalogue 6 Direction de projet et commissariat d’exposition Marc-Antoine Kaeser Adjoint de projet Denis Ramseyer Documentation et régie Corinne Ramseyer, Angélique Frey, Martina Olcese Traitement des pièces, conservation-restauration Christian Cevey, Géraldine Voumard Scénographie, graphisme et photographie Jacques Roethlisberger Moulages, fac-similés Géraldine Voumard Technique Pierre-Yves Muriset Montage Christian Cevey, Emmanuelle Domon, Angélique Frey, Pierre-Yves Muriset, Martina Olcese, Sothea Phin, Corinne Ramseyer, Jacques Roethlisberger, Géraldine Voumard Mise en scène vitrines et conseil scénographique Arno Poroli Lumières Thunder Son & Lumière (Neuchâtel) Audiovisuels TVP Productions, Jacques Roethlisberger Interventions artistiques Beat Lippert, Mandril, avec la collaboration de Cécile Genetti Collaboration scientifique Alain Besse, Arnaud Besson, Simonetta Biaggio-Simona, Béatrice Blandin, Eva Carlevaro, Christian Cevey, Jean-Luc Chappaz, François-Xavier Chauvière, Hélène Chew, Larissa Cotting, Chantal Courtois, Pierre Crotti, Esther Cuchillo, Philippe Curdy, Michel Egloff, Jean-Jacques Fiechter, Viktoria Fischer, Angélique Frey, Charles Froidevaux, François Gendron, Cécile Genetti, Dietrich Hakelberg, Matthieu Honegger, John Howe, Claire Huguenin, Arnaud Hurel, Jean-Luc Martinez, Claude Michel, Fabrice de Montmollin, Martina Olcese, Laurent Olivier, Gilles Perret, Daniel Pillonel, Fanny Puthod, Denis Ramseyer, Gianna Reginelli Servais, Stéphane Verger, Claude Veuillet, Amélie Vialet, Géraldine Voumard, Sonia Wüthrich Médiation culturelle et animations pédagogiques Daniel Dall’Agnolo, Virginie Galbarini, ainsi que Cloé Lehmann, Pauline de Montmollin, Catherine Studer, Nathalie Zürcher Accueil des publics Michel Christen, Virginie Galbarini, Cheewanon Migliorini, ainsi que Marie Canetti, Leyla Duvanel, Diane Esselborn, Sandra Hay, Wendy Margot, Fanny Puthod, Eva Volery, Nathalie Zürcher Informatique Philippe Zuppinger Traductions Karoline Mazurié de Keroualin, Laurence Neuffer Menuiserie Colette (Neuchâtel) Impression 3D Zedax (La Neuveville) Administration et secrétariat Martine Polier, Marie-Josée Rezzonico, Lucia Longo Nettoyage, entretien Werner Krezdorn, Benjamin Monnard Assurances AXA-Winterthur (Lausanne) Transports Badoux (Lausanne), Bovis (Paris), Möbel-Transport (Zurich), Natural Lecoultre (Genève) Rédaction « Sentinelle du patrimoine » Angélique Frey, Martina Olcese Maquette du catalogue Jacques Roethlisberger Rédaction du catalogue Natacha Aubert, avec la collaboration de Nathalie Zürcher Impression du catalogue Gasser (Le Locle) Impression du matériel promotionnel Birkhäuser (Reinach), Impressvit (Neuchâtel), Imprimerie des Montagnes (La Chaux-de-Fonds), Zwahlen (Saint-Blaise) Communication et marketing Polygone (La Chaux-de-Fonds) 7 Prêts et droits de reproduction Bibliothèque publique et universitaire, Neuchâtel Bibracte, Centre archéologique européen, Glux-en-Glenne Blumenmarkt Dietrich, Gampelen Cabinet de numismatique, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel Collection Alain Besse, Aigle Collection Jean-Jacques Fiechter, Préverenges Collection Charles Froidevaux, Hauterive Collection Pascal Gaudebert, Cabrerets Collection Cécile Genetti, Ardon Collection Ruedi Kunzmann, Wallisellen Collection Phyllis Pritchett, Estavayer-le-Lac Montres Corum Sàrl, La Chaux-de-Fonds Fondation Cartier, Paris Fondation du Château de Chillon, Veytaux Institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité, Université de Lausanne Institut de Paléontologie humaine, Paris Landesmuseum Trier Béat Lippert, Genève Mandril, Neuchâtel Münzkabinett und Antikensammlung der Stadt, Winterthur Musée d’archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye Musée d’art et d’histoire, Genève Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, Lausanne Musée d’ethnographie, Neuchâtel Musée d’histoire naturelle, La Chaux-de-Fonds Musée d’histoire du Valais, Sion Musée du Louvre, Paris Musée monétaire cantonal, Lausanne Musée de Morat Musée national suisse, Zurich Musée national du Danemark, Copenhague Musée du Quai Branly, Paris Musée romain d’Avenches Musée romain de Lausanne-Vidy Museum Augusta Raurica, Augst Museum für Kunst und Gewerbe, Hamburg Muséum national d’histoire naturelle, Paris Richemont International, Villars-sur-Glâne Rosgartenmuseum, Konstanz Service archéologique de l’État de Fribourg Service régional de l’archéologie, Midi-Pyrénées Staatliche Antikensammlungen und Glyptothek München 8 Remerciements Géraldine Delley, Béat Arnold, Suzanne Béri, Violaine Blétry-de Montmollin, Marion Burkhardt, François-Xavier Chauvière, Thierry Christ, Séverine Despland, Patrick Gassmann, Philippe Gnaegi, Catherine Joye, Marc Juillard, Jeannette Kraese, Fabien Langenegger, Philippe Marti, Pauline de Montmollin, Cléa Stettler, Corinne Tschanz ainsi que : Manuel Adam, Heidi Amrein, Béatrice André-Salvini, Lionel Bartolini, Nataniel Becerra Ackermann, Ursula Benkö, Marianne Berchtold, Laurent Bergeot, Jean-François Bouvier, Nathalie Brac de la Perrière, Joëlle Briere, Christelle Brillault, Sophie Broccard, Carmen Buchiller, Jérome Bullinger, Olimpia Caligiuri, Jean-Christophe Castel, Louis Chaix, Thierry Chatelain, Dominique Clément, Valérie Debély, Sophie Delbarre, Peter Dietrich et son épouse, Laurence Dubaut, Charles-Edouard Duflon, Patrick Elsig, Sabine Faust, Valentine Favre, Marc Ferrario, Laurent Flutsch, Alex R. Furger, Raphaël Gasser, Pascal Gaudebert, Marc-Olivier Gonseth, Anne-Lise Grobéty †, Vincent Guichard, Marc-André Haldimann, Loïc Hamon, Frank Hildebrandt, Joachim Hiltmann, M. Hirschi, Claudia Hoffmann, Annette Hojer, Marcel S. Jacquat, Lars Joergensen, Jean-Paul Jubin, Gilbert Kaenel, Gabriele Keck, Michèle Kergus, Christine Kitzlinger, Silvia Kotai, Claude-Alain Künzi, Ruedi Kunzmann, Sarah Lagrevol, Guillaume Laurent, Yves Le Fur, Yvette Lilli, Beat Lippert, Françoise Lorenz, Henri Loyrette, Thierry Luginbuhl, Angelo Lui, Henry de Lumley, Arnaud Maeder, Antoine Maillier, Claudia Mangani, Chloé Maquelin, Pierre-Alain Mariaux, Céline Martin-Raget, Michel Mauvilly, Philippe Mennecier, Marie-France Meylan-Krause, Milena Miele, Jean-Daniel Morerod, Antonia Nessi, Poul Otto Nielsen, Anne Nivart, Hans Nortmann, Lionel Pernet, Phyllis Pritchett, Carine Raemy-Tournelle, Annabel Remy, Serge Reubi, Cyril Roguet, Sacha Seidel, Marta Sofia dos Santos, Maryse Schmidt-Surdez, Michaël Schmidt, Katharina Schmidt-Ott, Yvonne Schmuhl, Bernard A. Schuele, Coraline Schuster Cordone, Helga Schutze, Catherine Schwab, Vera Slehofer, Jean-Pierre Stamm, Léa Stöckli, Brigitte Tailliez, Luca Tori, Géza Vadas, Michel Vaginay, Eloïse Vial, Verena Villiger Steinauer, Brigitte Waridel, Nicolas Willemin, Peter Wollkopf, Benedikt Zäch, Angela Zeier, François Zürcher ainsi que le journal L’Express (Neuchâtel) Ouvrage publié avec le soutien de l'Université de Neuchâtel (Commission des publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines) 9 Art des faux, Or des fous Falsifications et inventions archéologiques Illustration : J. Roethlisberger Bien souvent, quand une pièce inhabituelle commence à sortir de terre sur son chantier de fouille, l’archéologue est soudain saisi d’un doute : et si c’était un faux ? Un de ses fouilleurs ne serait-il pas en train de lui faire une plaisanterie de mauvais goût, afin de le laisser se ridiculiser devant tout le monde, lui qui s’apprête peut-être à accorder des précautions infinies à un vulgaire rebut juste fabriqué la veille, et faire d’une chose sans valeur une découverte essentielle à l’archéologie, voire à l’histoire de l’humanité ? Ne serait-il pas sur le point de s’égarer, en inventant une histoire, forcément édifiante, à un objet qui, précisément, est dépourvu de passé et ne peut d’ailleurs pas en avoir, puisqu’il date d’hier et qu’il a été créé de toutes pièces ? Je l’avoue – et je n’en suis toujours pas très fier, plus de trente ans après – j’ai fabriqué moi-même pour rire de fausses inscriptions gallo-romaines et plus tard je me suis fait piéger à mon tour par de fausses gravures protohistoriques qu’avaient fabriquées mes fouilleurs. La plupart des archéologues que je connais ont naturellement fait l’objet – en général plusieurs fois – de farces de ce genre ou en ont fait eux-mêmes lorsqu’ils étaient jeunes fouilleurs. J’ai même entendu dire (et ça n’est plus drôle du tout) que certaines pièces publiées dans des revues scientifiques étaient en fait des faux fabriqués sur le chantier de fouille. En réalité, l’histoire de la discipline archéologique est jonchée d’histoires de faux, dont la plupart ont perdu avec le temps leur pouvoir de mystification, comme l’homme de Piltdown (voir p. 99) ou l’âge de la Corne (voir p. 109). Cela dit, tous les faux en archéologie ne sont pas destinés à berner les archéologues. Il existe différents types de faux, selon la chose qu’ils ont pour fonction d’imiter, les matériaux dans lesquels ils sont fabriqués, les techniques qui ont servi à les produire ou les personnes auxquelles ils sont adressés. Tous les « vrais » faux ont néanmoins en commun non pas tant d’être créés par des Toute épave à portée de nos mains doit être considérée comme un précipité de notre désir. André Breton, Le surréalisme et la peinture (1928-1965 : 285) faussaires – beaucoup le sont, ou l’ont été, par les chercheurs eux-mêmes, quand ils ne les ont pas suscités directement – que d’être conçus pour des connaisseurs. C’est spécifiquement aux connaisseurs, en effet, que les faux s’adressent, et parfois même à une seule personne en particulier. En ce sens, les faux constituent, à proprement parler, des objets narcissiques. Les « faux » faux – comme les imitations d’objets de marque : faux Vuitton, faux Hermès, fausses Rolex… – qui sont destinés à une consommation de masse, ne sont conçus que pour ressembler assez grossièrement à leurs modèles ; il suffit seulement qu’ils en aient l’air. D’ailleurs, ceux qui les achètent savent bien, en général, qu’ils n’acquièrent pas les vrais : il leur suffit, à eux aussi, qu’ils aient l’air de les posséder. Les faux « authentiques », au contraire, ne visent pas la simple ressemblance ; ils ambitionnent d’être à la place des vrais, d’en être parfaitement indifférenciables, même par les plus grands experts, bref de remplacer les vrais dans leur identité propre. Ceux-là sont les plus intéressants, les plus fascinants même, car les faux authentiques sont de véritables créations et non plus seulement de simples imitations. 29 Ce qui ne peut pas être vrai Si certains faux ont été pris pour des trouvailles archéologiques véritables, à l’inverse nombre de découvertes importantes de l’archéologie ont été, ou sont encore, suspectées de n’être pas authentiques. Ainsi, lorsque les restes de l’homme de Néandertal ont été mis au jour en Allemagne en 1856, le grand anatomiste Rudolf Virchow a déclaré qu’il ne s’agissait pas d’un fossile préhistorique, mais certainement d’un cas pathologique contemporain. On a donc cherché qui, dans l’humanité actuelle, pouvait bien présenter des os aussi énormes et un front aussi fuyant, avec des yeux aussi profondément enfoncés dans les orbites. On a trouvé, dans le désordre, un handicapé physique, un Cosaque déserteur de l’armée russe, ou un débile mental. La réalité de ce qu’aurait impliqué le fait de considérer la découverte de Néandertal comme authentique était alors trop énorme – à savoir que l’humanité blanche européenne avait eu de très lointains ancêtres qui ne ressemblaient pas à notre image, mais à celle d’êtres « bestiaux » ; elle était à ce point impensable que l’on ne pouvait pas se figurer autrement cette trouvaille que comme une chose impossible : en quelque sorte une « non-découverte ». De la même manière, lorsqu’en 1822 le Révérend William Buckland découvrit, dans une grotte de la côte du Pays de Galles, sans doute la première sépulture du Paléolithique supérieur d’Europe occidentale, qui était enfouie sous deux mètres de sédiments avec un crâne de mammouth et des ossements de renne, il pensa immédiatement avoir affaire aux restes d’une prostituée. Dans l’esprit tortueux de ce géologue et théologien respecté, la « Dame rouge » de Paviland – car le squelette était recouvert en effet d’ocre rouge – s’était installée là auprès d’un camp romain ; elle avait ainsi manifestement transformé en un bordel rustique cette caverne inaccessible creusée dans les falaises. On se souvient 30 que, plus près de nous, le pauvre Ötzi, qui a refait surface dans un glacier à la frontière italo-autrichienne en 1991, a eu le bras arraché parce que personne ne pouvait imaginer que ce nouvel Hibernatus nous arrivait directement du Néolithique. Ainsi, ne pas vouloir croire à l’extraordinaire amène souvent à accepter l’invraisemblable (en l’occurrence qu’un touriste en porte-jarretelles habillé d’une cape d’herbes se soit égaré loin des pistes de ski, emportant avec lui un arc en bois et une hache en cuivre). Le monde est plus étrange que nous ne le croyons et même si nous en sommes familiers, il faut bien reconnaître que nous n’en connaissons pas grand-chose. C’est pourquoi les faux, qui sont d’abord des productions de notre imaginaire, ne sont jamais du ressort du véritable extraordinaire, de l’inattendu. S’ils ont pour fonction de surprendre, d’étonner, voire de stupéfier, les faux procèdent fondamentalement de ce que l’on pourrait appeler « l’attendu ». Le véritable inattendu, lui, reste inconcevable. qui a raison et qui invente ? Que faut-il retenir de tous ces « loupés » mémorables ? A l’évidence, la chose suivante, n’en déplaise aux chercheurs : ce ne sont pas de patientes déductions scientifiques qui permettent de prendre la mesure des découvertes extraordinaires de l’archéologie, mais ce que le sociologue des sciences Bruno Latour appelle des « controverses ». En pareil cas, deux camps opposés tendent en effet à s’affronter : les uns font valoir que la découverte qu’ils s’approprient révèle quelque chose que personne n’avait encore jamais envisagé auparavant et qu’elle bouleverse les connaissances établies ; tandis que les autres dénoncent la chose comme une « pseudo-découverte », un « non-événement » qui n’est pas du domaine de la science mais de l’illusion, si ce n’est du charlatanisme. Là encore, ce ne sont pas des arguments scientifiques qui permettent de clore la polémique, en résolvant la dispute. Car la controverse prend toute sa dimension lorsqu’elle est jetée dans l’arène publique et qu’elle prend un tour polémique, en mettant en cause des autorités ou des personnages publics. Elle constitue aussi, à l’inverse, un formidable moyen de se faire connaître, en s’opposant à des thèses ou à des savants unanimement reconnus et respectés. On a oublié aujourd’hui le nom d’Alphonse Delacroix, architecte de la ville de Besançon, qui connut la célébrité en s’opposant aux archéologues de Napoléon III pour soutenir que l’emplacement véritable d’Alésia n’était pas à Alise en Bourgogne, mais à Alaise en Franche-Comté. Personne ne se souvient non plus du nom du géologue Charles Dupéret, qui crut bon d’investir sa renommée dans la polémique de Glozel (Auvergne), à la fin des années 1920. Nul n’est d’ailleurs besoin d’être un spécialiste de la question pour entrer dans la controverse, qui fondamentalement n’existerait pas sans médiatisation : Arnold Van Gennep, le célèbre auteur des Rites de passages (qui avait enseigné à l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel), et Camille Jullian, le grand historien de la Gaule, prirent eux aussi fait et cause en faveur du site de Glozel, alors que ni l’un ni l’autre ne connaissaient quoi que ce soit en matière de fouilles ou d’archéologie préhistorique. Certaines de ces controverses, qui ont éclaté au 19e siècle, ne sont toujours pas closes. Ainsi, beaucoup de gens apparemment sérieux doutent encore que le site d’AliseSainte-Reine (Côte-d’Or), où les fouilles de Napoléon III ont mis au jour, dans les années 1860, un immense réseau de lignes de siège ceinturant le Mont Auxois, dans lequel on a découvert plusieurs centaines d’armes romaines et gauloises datant du 1er siècle av. J.C., soit vraiment l’Alésia de César. On ignore en général qu’il existe aujourd’hui quelque soixante autres sites qui se disputent, ou se sont disputés, le privilège d’être le véritable et unique Alésia. Symétriquement à ces découvertes archéologiques « officielles » que le public ne croit pas vraies, il y a ces découvertes sensationnelles que la science dite « officielle » refuse de reconnaître comme authentiques. Ainsi, au site « certifié » d’Alise-SainteReine, on oppose généralement le vaste promontoire découvert par « portrait-robot » à Chaux-des-Crotenay/Syam (Jura). Les défenseurs du site font valoir que cette technique d’investigation, qui a fait ses preuves depuis longtemps en criminologie, permet, lorsqu’on l’applique au texte de César, d’une part de retenir l’emplacement de Syam – en quelque sorte comme le suspect n° 1 – et d’autre part d’écarter définitivement Alise, dans la mesure où la topographie du Mont Auxois ne correspond pas aux indications fournies par César et au vocabulaire qu’il emploie pour décrire le lieu du siège d’Alésia. Dans ces conditions, qui croire ? Dans ces controverses archéologiques, le site de Glozel occupe un statut relativement proche de celui de Syam. C’est là que, dans les années 1920, un jeune agriculteur du nom d’Emile Fradin révéla progressivement la découverte d’environ 150 plaques inscrites en argile, qui portaient une écriture inconnue rappelant de loin le Phénicien. Ces pièces se trouvaient associées à des représentations d’inspiration paléolithique ainsi qu’à des objets de type néolithique. D’après le fouilleur, ces « tablettes » provenaient essentiellement de deux sépultures, livrant à elles seules le total stupéfiant de quelque mille cinq cents objets, pour l’essentiel absolument intacts. Après que le célèbre ethnologue Arnold van Gennep eut pris fait et cause pour Glozel en 1926, une controverse féroce opposa les « glozéliens » aux « anti-glozéliens ». Il y eut des plaintes, des enquêtes de gendarmerie, des procès et même des lettres anonymes et un décès inopiné. Dès le début de « l’affaire de Glozel », le directeur du Musée des 31 Antiquités nationales de Saint-Germain-enLaye, Salomon Reinach, se plaça du côté des Glozéliens. Pour Reinach, Glozel témoignait d’une écriture néolithique autochtone d’Europe occidentale, datant d’environ 4000 ans avant J.-C. Camille Jullian soutenait également l’authenticité de Glozel, mais voyait les choses de sa fenêtre : pour lui, les objets trouvés dans ce hameau reculé appartenaient à un bric-à-brac de sorcière – le spectre de Paviland n’est pas loin ! – qui s’y était retirée au 3e siècle de notre ère. Le clan des anti-glozéliens était mené par le grand épigraphiste René Dussaud, qui venait de publier sa thèse selon laquelle l’introduction de l’écriture avait été l’œuvre des Phéniciens, qui l’avaient transmise par la suite en Europe. Si l’authenticité des trouvailles révolutionnaires de Glozel était reconnue, cela signifiait l’anéantissement de la thèse de Dussaud ; à savoir que l’écriture avait été connue d’abord pendant la Préhistoire en Auvergne et qu’elle s’était sans doute ensuite diffusée à la Méditerranée et au Moyen-Orient. En d’autres termes, la civilisation était bien née chez nous, en Europe occidentale, et non chez les peuples « sémitiques » : en Allemagne, cette possibilité inespérée venue de France faisait se dresser l’oreille aux premiers chercheurs nazis, tel Hermann Wirth, le fondateur avec Heinrich Himmler du futur institut scientifique de la SS, l’Ahnenerbe. Comment savoir si c’est vrai ? En pareil cas – et sans même qu’il soit nécessaire de se poser la question de savoir si ces trouvailles renversantes sont ou non une fabrication –, on se dit que certains doivent bien avoir raison et les autres tort. Mais comment le savoir ? De manière déconcertante, l’affaire de Glozel (tout comme la question d’Alésia, d’ailleurs) montre clairement que la réponse à cette question ne peut pas être trouvée dans le discours des savants, dans la mesure où 32 les uns et les autres mobilisent au service de leur cause des arguments tirés de leur propre érudition scientifique. En d’autres termes, la question centrale posée par ces controverses n’est pas tant celle de déterminer la véracité des trouvailles archéologiques (c’est-à-dire de quoi elles témoignent, du point de vue historique) que celle d’établir les critères sur lesquels on puisse décider de leur authenticité. Pour le dire autrement : qu’est-ce que cela signifie, au juste, un « vestige authentique » ? Cette question, qui n’est jamais explicitement posée, occupe en réalité une place cruciale au sein de ce que l’on pourrait appeler la constitution du savoir archéologique. Car, en réalité, les archéologues explorent à tâtons un domaine obscur que personne ne connaît ; à savoir la matérialité du passé lui-même, je veux dire de quelles choses il était fait. Le développement des fouilles de sites appartenant à des périodes récentes des 18e et 19e siècles – que l’on s’imaginait connaître en détail par une profusion de textes, d’images, d’objets même – montre avec suffisamment d’évidence qu’en fait on ignorait, jusqu’à ce qu’on les trouve, de quoi était fait notamment l’équipement domestique des habitants des villes et des campagnes, des riches ou des pauvres, des bourgeois ou des paysans. On ferait certainement le même constat si l’on fouillait systématiquement, en Europe, les sites de la période « industrielle » de la première moitié du 20e siècle, et ce malgré la surabondance des documents historiques de toutes sortes à notre disposition. Ce constat élémentaire montre bien que le savoir archéologique se constitue dans l’accumulation des données et qu’en ce sens, cette connaissance du passé est fondamentalement de nature probabiliste : je sais, par exemple, que ce fragment de poterie appartient au Haut-Empire romain parce qu’on le trouve systématiquement dans des sites romains occupés au premier siècle de notre ère. Or, ce système d’expertise habituelle- ment très fiable présente une faille majeure : il cesse de fonctionner lorsqu’on lui soumet une trouvaille isolée, qui ne connaît nulle part aucune comparaison. Qu’on en fasse une découverte sensationnelle ou qu’on la rejette au contraire comme une fausse découverte, l’identité de ce type de trouvaille reste en vérité indécidable. Quand bien même on pourrait la dater d’une période effectivement ancienne, on ne saurait dire ce qu’elle représente ; c’est-à-dire ce qu’elle signifie du point de vue archéologique. L’aura rassurante des faux Par nature, les collections des musées tendent à privilégier la présentation de ces trouvailles exceptionnelles, car uniques, parmi lesquelles se glissent inévitablement de nombreux faux. Ainsi, au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-enLaye, on a admiré pendant plus d’un siècle le vase de bronze orné d’un coq gaulois qui avait été prétendument trouvé en 1866 dans une tombe à char de Champagne, alors qu’il s’agissait d’un faux moderne (voir p. 73). On continue toujours à contempler l’énigmatique relief en bronze dit du « Dieu de Bouray », exposé lui aussi à Saint-Germain, et à s’étonner de cette association d’une tête humaine sur un corps pourvu de pattes d’animal – censément si exemplaire de l’univers spirituel des Celtes – sans relever que ces deux éléments sont visiblement constitués de deux pièces étrangères l’une à l’autre, qui ont été assemblées au moyen d’une soudure grossière, très certainement moderne. Pourquoi ces pièces particulières ont-elles donc été recherchées et quelles sont les raisons pour lesquelles on les a mises en valeur, dans la mesure où elles étaient précisément sans comparaisons ? La réponse à cette question n’est pas d’ordre scientifique : on collecte et on expose ces pièces parce qu’elles ressemblent à l’image que les chercheurs s’ac- cordent à se faire du passé qu’ils étudient. Cette attitude est très normative : il a fallu attendre la fin des années 1990, par exemple, pour que la multiplication des découvertes archéologiques accrédite enfin l’évidence qu’il avait existé une sculpture gauloise en pierre, bien avant la romanisation et très loin des régions « hellénisées » du Midi de la France. On a redécouvert alors, dans les collections des musées, des pièces auxquelles on n’avait jusqu’ici guère prêté attention et qu’on avait généralement reléguées au fond des réserves. De même, c’est parce qu’elles ne ressemblaient à rien de connu, que le musée de Metz, puis celui du Louvre, ont laissé partir les splendides cruches en bronze découvertes à Basse-Yutz (Moselle), dont l’acquisition leur avait été proposée en 1928, pour la somme relativement modique de plusieurs milliers de francs. Ces pièces extraordinaires, qui sont considérées aujourd’hui comme des chefsd’œuvre éminents de l’art celtique ancien, ont finalement été acquises, en 1929, par le British Museum. On conviendra donc que le concept même d’authenticité est une notion éminemment variable : elle dépend de ce qu’il est convenu d’appeler l’état de l’art ; c’est-à-dire plus exactement de ce que les chercheurs se représentent comme étant typique, ou exemplaire, de la période du passé dont ils sont supposés être les spécialistes. Car les faux, pour être acceptés et reconnus, doivent non seulement répondre à une attente, mais ils doivent aussi apporter la touche de nouveauté et d’éclat qui fera parler d’eux. Pour le faussaire, la tâche est plus délicate qu’il n’y paraît. Pour que l’on croie aux faux, il est nécessaire, en effet, que ceux-ci trouvent leur juste place, entre tradition et innovation. En d’autres termes, il faut qu’ils soient tout à la fois sensationnels, jamais vus, mais en même temps tout à fait « normalisables » : s’ils sont trop proches de ce que l’on connaît déjà, on ne les remarquera pas ; s’ils en sont trop éloignés, on les rejettera. 33 C’est pourquoi, paradoxalement, les faux disent beaucoup plus sur la science et l’état des connaissances de leur temps que les véritables découvertes scientifiques en ellesmêmes. Les trucages des ossements de Moulin-Quignon à Abbeville (Somme) (voir p. 93), qui furent proposés en 1863 à Boucher de Perthes comme les restes d’hommes antédiluviens, exhibent à la fois les caractéristiques que l’on attendait et celles que l’on était prêt à accepter venant d’ossements de la toute première humanité terrestre : des hommes à notre image bien sûr (c’est pourquoi les faussaires allèrent manifestement s’approvisionner dans un cimetière), des ossements dispersés par le Déluge biblique (c’est pourquoi ils introduisirent des fragments isolés), mais surtout des pièces placées à la base des alluvions de diluvium, au même niveau que celui des outils « antédiluviens » taillés en silex, des vestiges déposés là depuis une antiquité immémoriale, et donc imprégnés jusque dans leurs moindres pores du sédiment dans lequel on devait les trouver. Les faussaires qui fabriquèrent cette fausse découverte étaient parfaitement au fait de la démarche de Boucher de Perthes, de ses rêves, de ses ambitions et de ses exigences. Des objets de nécessité et de désir C’est un rapport étrange qui s’instaure entre le faussaire et celui ou celle qu’il parvient à piéger. On se scandalise ou on s’amuse au contraire de cette situation, sans relever que ces créations répondent essentiellement à une demande, ou à un appel, mais surtout que beaucoup d’entre elles ont été directement provoquées par les connaisseurs qu’elles ont trompés. Il ne s’est pas passé huit jours en effet entre le moment où Boucher de Perthes annonça qu’il offrirait une prime de 200 francs à qui trouverait les premiers ossements d’homme antédiluvien et l’apparition de cette découverte, dans la carrière de 34 Moulin-Quignon. Dans les années 1860, une telle somme représentait plus d’un an de travail pour ces terrassiers illettrés occupés dix à quinze heures par jour à piocher et à pelleter dans les cailloux aux pieds de Boucher de Perthes. Avouons que l’offre est tentante, quand on gagne tout juste de quoi vivre ; reconnaissons même qu’il faudrait être bien bête pour laisser passer, dans ces conditions, une opportunité pareille. C’est d’ailleurs Boucher de Perthes lui-même qui avait initié ce système de récompense stimulant la production de faux : depuis plusieurs années déjà, il offrait l’équivalent d’une demi-journée de travail pour une « hache à main », dont il faisait des rangées dans les vitrines de son cabinet. Alors… quelle différence, au fond, entre introduire des objets en silex au fond d’une tranchée et y placer des ossements ? 199,75 fr… juste pour des os, allons ! Pour toutes ces raisons – avouables et inavouables – les faux embarrassent. Surtout, les faux sont dangereux, parce qu’on les désire et parce qu’ils vous trahissent. Pire que des maîtresses ou des amants cachés, ils ternissent définitivement la réputation des chercheurs ou des collectionneurs qui se sont laissé séduire ; ils entachent durablement la réputation des institutions qui les ont accueillis, en général avec enthousiasme, et qui les ont orgueilleusement mis en valeur. Car la plupart des grands musées ont acquis des faux (le plus souvent très cher) et un nombre anormalement important de chercheurs éminents – archéologues, historiens, historiens de l’art… – se sont compromis à soutenir l’authenticité de découvertes sensationnelles, qui se sont révélées par la suite n’être que des falsifications ou des inventions. Même le grand Michel Chasles, professeur à Polytechnique, membre de l’Académie des Sciences et spécialiste de renommée internationale en géométrie et en mécanique, a cru acheter, dans les années 1860, des lettres authentiques de Galilée à Pascal, de Jeanne d’Arc au peuple de Paris, de Rabelais à Luther, de Dagobert à Saint Eloi… et même de César à Vercingétorix (le tout rédigé en français, naturellement). Le faussaire, un certain Lucas – un autodidacte, fils de paysan journalier de la région de Châteaudun – lui en avait vendu au total plus de trente mille. Ce Lucas avait fait de la production des faux autographes pour Chasles une source de revenus réguliers, qui lui permettait d’entretenir une maîtresse dans un appartement de la rue Saint-Georges à Paris ; c’était devenu son travail quotidien, qui l’occupait des journées entières à la Bibliothèque impériale à compulser les archives et les livres d’histoire. Car la production en série des faux exige beaucoup de travail, de précision et de ténacité. Ainsi donc, les plus grands esprits peuvent se laisser duper par des faux grossiers. On se demande comment la chose est possible. C’est que les faux répondent à un désir profond qu’ils ne cherchent qu’à satisfaire, au plus près et au plus juste. Ce n’est pas en effet le faussaire qui sollicite le chercheur ou le collectionneur, mais bien l’inverse : ce sont les spécialistes eux-mêmes qui voudraient absolument croire à l’authenticité de ces nouveautés, parce qu’elles sont la réalisation de leurs propres désirs narcissiques. En surgissant de nulle part, ces inventions accréditent au grand jour leurs intuitions ; elles donnent foi à leurs théories, jusqu’alors indémontrables et souvent combattues. En donnant raison à ces chercheurs souvent isolés, elles leur procurent l’illusion enivrante de maîtriser le réel ; eux-mêmes, en s’en rendant possesseurs, obtiennent l’exclusivité de trouvailles extraordinaires, dont tout le monde parle et dont leurs chers collègues sont au fond d’eux-mêmes profondément jaloux et envieux. C’est pourquoi, à son procès de 1870, Lucas déclara pour sa défense, devant le tribunal impérial : « …Quoiqu’on dise et quoiqu’on fasse, ma conscience est tranquille ; j’ai la conviction de n’avoir fait de tort à personne. Si pour arriver au but je n’ai pas agi avec toute la sagesse possible, si j’ai pris un chemin détourné, si j’ai employé un stratagème pour frapper l’attention et piquer la curiosité publique, c’était afin de remettre en mémoire des faits historiques oubliés et même inconnus de la plupart des savants. J’instruisais en amusant. La preuve, c’est que pendant tout le temps qu’a duré la discussion à l’Académie des Sciences, beaucoup de monde se rendait aux séances et s’intéressait à ce qui allait être lu. Cela est un témoignage que la lecture de ces documents intéressait tout autant le public et peut-être davantage que certains mémoires en chiffres qu’on y lit la plupart du temps. Jamais Chasles n’a été tant écouté. Oui, quoiqu’il arrive, il me restera toujours la conscience d’avoir agi, sinon avec sagesse, du moins avec droiture et patriotisme. » Il faut entendre ce que dit le faussaire. S’il sait bien qu’il fait profession d’arnaqueur, il est en général convaincu de « n’avoir fait de mal à personne » : il n’a fait, en réalité, qu’exaucer un désir personnel contre rémunération. Ce d’autant que l’amateur dupé préfère le plus souvent que l’on oublie cette histoire, quand il ne s’enferre pas à soutenir que ces fausses découvertes doivent tout de même bien être en partie véridiques… Car au fond, et comme le souligne Lucas, est-ce bien la véracité de la chose en elle-même qui compte ici ou n’est-ce pas plutôt sa communication, laquelle rend la science et l’histoire accessibles au grand public, en l’intéressant de manière ludique diraiton aujourd’hui ? N’est-ce pas rendre quoiqu’il en soit un service à la science et à ses chercheurs que de lui apporter une médiatisation inespérée autrement ? Et, suggère Lucas, si les plus grands chercheurs peuvent croire à ces inventions avec tant de conviction, n’estce pas en réalité parce que celles-ci sont vraisemblables, et qu’elles pourraient très bien avoir existé sans qu’on le sache car on ne les a pas encore trouvées ? 35 Des œuvres d’art et de science Les faux sont chargés d’une ambiguïté à la fois dérangeante et fascinante. L’illusion qu’ils nous procurent d’être intégralement ce qu’ils représentent est troublante, comme est perturbante leur capacité à falsifier le passé et l’histoire. Face à eux, on se trouve placé dans l’incapacité absolue de départager la vérité objective de l’invention pure, de pouvoir reconnaître l’authenticité de la fausseté. Car les faux sont, au sens de Bruno Latour, des créations hybrides ; qui mêlent indistinctement l’imaginaire à la connaissance. Ces créations font appel autant à la fiction absolue (puisqu’elles inventent quelque chose qui n’a jamais existé) qu’aux données scientifiques les plus précises, qui sont nécessaires pour garantir leur crédibilité. Ce sont à proprement parler des monstres, en ce sens que les faux ne sont pas des œuvres de fiction et de science ; ils constituent en effet un composé inédit qui n’est plus ni l’un, ni l’autre : aussi, on ne peut faire autrement que de croire aux faux, comme on croit spontanément à la réalité de ce que l’on voit. Plus que tout autre objet, le faux s’adresse à nous, au plus profond de nous ; c’est notre désir, conscient ou inconscient, qu’il vise. C’est pourquoi nous sommes à la merci des faux. Nous ne pouvons pas les combattre, parce que nous les désirons. Les faux meurent quand le désir qui les fait exister s’éteint : alors on réalise que ce que l’on avait admiré comme une chose merveilleuse, qui dominait la médiocrité de la réalité ordinaire, n’était en fait qu’un bricolage minable de matériaux vulgaires, simplement fait avec de la colle et de la peinture. En se dissipant, les faux redeviennent ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être, mais qu’on ne voyait pas : un assemblage de bouts de choses, prises dans le quotidien, de pauvres débris souvent ramassés dans les poubelles. C’est la raison pour laquelle il faut, malgré tout, prendre soin des faux, et surtout 36 des « anciens faux », qui sont comme les vestiges d’anciennes amours mortes. Après les avoir vénérés, on les ignore, on les méprise et on les maltraite, en les entreposant sans soin dans une réserve obscure, où ils sont exposés à la poussière et aux coups. Il faut protéger les faux, car ce sont des objets d’art et de science. Laurent Olivier Le vase au coq de Bussy-le-Château (Marne) Fig. 1 Don de l’Empereur Napoléon III (1866). Musée d’Archéologie nationale de SaintGermain-en-Laye N° inv. MAN 4747. (h : 385 mm ; d : 265 mm). Alliage base cuivre avec soudures à l’étain. Cliché L. Hamon. Ce vase en bronze a connu une certaine célébrité dans l’archéologie de l’âge du Fer. Représenté comme l’un des chefs-d’œuvre artistiques de la période gauloise dans l’ouvrage qu’André Varagnac et Gabrielle Fabre ont consacré en 1956 à l’Art gaulois, il a également figuré dans une série d’ouvrages et d’articles consacrés à l’archéologie gauloise de Champagne, comme en particulier le grand Dictionnaire archéologique de la Gaule, élaboré sous la direction de la Commission de Topographie des Gaules. Cette pièce, en tôle d’alliage base cuivre rivetée, à panse ovoïde à pied tronconique et col cylindrique court, est munie d’un couvercle s’ajustant sur le col, au sommet duquel était fixé une statuette représentant un coq, également en alliage base cuivre. Le corps du récipient est constitué de deux coques ajustées et emboîtées, qui sont assujetties l’une à l’autre par l’intermédiaire de cinq rivets. A la partie supérieure de la panse, est fixée une anse mobile à extrémités recourbées et enfilées dans deux attaches cruciformes à œillet, lesquelles sont fixées par rivetage au corps du récipient. Le pied, d’une seule pièce, était également fixé par rivetage à la base de la panse. Le couvercle est composé de deux tôles assujetties par emboîtement, dont le pourtour est fermé au moyen de deux rivets. Des soudures à l’étain ont été effectuées à l’intérieur du récipient pour renforcer la fixation des deux coques de tôle de la panse du vase, de même que pour assurer celle du relief de coq sur le couvercle. La surface du récipient est partiellement recouverte d’une patine artificielle, probablement d’origine chimique. De fait, il s’agit en réalité d’une pièce moderne, dont la forme s’inspire librement de celle des chaudrons à anses cruciformes du début du premier âge du Fer. Probablement fabriqué vers 1865, le vase a été présenté le 25 février 1866 à Napoléon III comme provenant d’une tombe à char gauloise découverte au sommet de la colline du « Piémont » à Bussy-le-Châ- teau (Marne). Elle aurait été associée à une inhumation déposée sur les restes d’un char à deux roues, accompagnée de pièces d’armement et de harnachement de cheval en fer, ainsi que de plusieurs vases en céramique. Un bassin de bronze, probablement antique quant à lui, aurait été trouvé en compagnie du « vase au coq ». Cette découverte exceptionnelle était l’œuvre de Benoni Le Laurain (1829-1869), un ancien boucher reconverti dans les fouilles archéologiques, qui avait été recruté comme gérant de la « Ferme impériale » du Piémont, à Bussy-leChâteau, dans l’emprise du Camp militaire dit de Châlons, créé en 1857-1858 par Napoléon III. En voyant ce mobilier avantageusement orné du coq gaulois, l’Empereur se serait exclamé : « Cela ne peut venir que d’un roi ! » Laurent Olivier 73 Les pierres-figures de Boucher de Perthes Fig. 1 Pierre-figure recueillie par Jacques Boucher de Perthes dans les niveaux « diluviens » des terrasses de la Somme (l : 5 cm). Musée d’archéologie nationale, Saint-Germainen-Laye. Cliché J. Roethlisberger. L’historiographie française a fait de la figure de Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868) celle du père fondateur de l’archéologie préhistorique, par ses découvertes d’outils taillés en silex, qui ont permis d’identifier l’industrie lithique de la période dite abbevillienne, au Paléolithique inférieur. Certes, Boucher de Perthes poursuivait là le travail précurseur de son ami Casimir Picard, qu’il avait rencontré à la Société d’Émulation d’Abbeville (Somme), et qui l’avait initié à la recherche des objets taillés en silex : dès 1839, les deux hommes avaient pu montrer que les « haches à main », taillées à grands éclats (que nous appelons aujourd’hui bifaces), se trouvaient toujours associées aux niveaux inférieurs des couches d’alluvions anciennes de la vallée de la Somme que les géologues identifiaient sous le terme de « diluvium ». Ces pièces n’étaient donc pas, comme on aurait pu le croire, des ébauches de haches polies d’origine « celtique », mais les témoins d’une période bien plus ancienne, que Boucher de Perthes imaginait antérieure au Déluge biblique: ainsi, le grand cataclysme avait charrié les témoins de cette humanité originelle, et les avait naturellement déposés à la base de ces accumulations de diluvium. En dépit de leur apport capital pour le développement de la recherche préhistorique, les travaux de Boucher de Perthes reposent néanmoins sur des bases intellectuelles assez fragiles. Pour ce dernier, il ne faisait aucun doute que cette première humanité, antérieure à toute civilisation, ignorait naturellement l’usa- ge du métal et qu’elle utilisait en revanche exclusivement le silex ; mais ce qui en faisait la preuve, dans son esprit, était que les formations de diluvium contenaient des outils en silex d’une forme analogue à celle des outils ou des objets connus depuis toujours en métal – comme les couteaux ou les haches, voire même les clous de charpente... Boucher de Perthes commença donc à constituer une collection de pièces en silex extraites des alluvions de la Somme, au sein de laquelle les bizarreries naturelles tendaient à l’emporter sur les artefacts authentiques. La situation se compliquait dans la mesure où celui-ci achetait aux ouvriers des carrières d’Abbeville ses outils « antédiluviens » à un prix équivalent à une demi-journée de travail d’un terrassier ; ce qui encourageait spontanément la production en série de faux objets en silex. Tout ceci, cependant, ne troublait guère la démonstration que cherchait à établir Boucher de Perthes : pour lui, en effet, c’était la présence d’œuvres d’art – plus encore que celle d’outils – qui apportait la preuve indubitable que les silex des alluvions d’Abbeville étaient des œuvres humaines. Ainsi, il publia dans le premier volume de ses Antiquités celtiques et antédiluviennes (qui porte le soustitre éloquent de : Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine) des séries de « pierres-figures », de simples cailloux naturels aux formes contournées, qu’il interpréta comme de petites sculptures d’animaux ou d’êtres humains, ou comme des éléments d’un alphabet primitif. Laurent Olivier Bibliographie Boucher de Perthes J., 1847. Antiquités celtique et antédiluviennnes. Paris, Treuttel et Wurtz, t. I, pl. LI : « Figures et symboles de la période antédiluvienne ». 75 Le délire archéologique du Chanoine Dissard Fig. 1 Reproduction d’une « faucille druidique en or » (inv. MAN 50065), don du Chanoine Pierre Dissard (1904), probablement fabriquée au début du 20e siècle (métal doré ; l : 106 mm), ainsi que quelques pièces parmi la cinquantaine d’objets appartenant aux « reliques sacrées du Druide suprême des Gaules » légués au MAN par le Chanoine Pierre Dissard, et remis au musée en 1925 par Marie Bonaparte. Aucun de ces objets, fabriqués avec des cailloux ou des matériaux modernes, n’est antique. « Urnes de cristal renfermant les cendres du Druide supérieur Dissard » (inv. MAN 72487), trois bouteilles modernes en verre cachetées, contenant du charbon de bois (l : 100 et 108 mm). Fragment de « flûte des tombeaux » (inv. MAN 73510). Papier et carton (l : 88 mm). « Fragment de listrinum trouvé aux environs du tumulus » (inv. MAN 72506). Plomb fondu et gravé (l : 165 mm). Cliché J. Roethlisberger. En 1904, le Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye (MAN) reçut du chanoine de la cathédrale de Laval (Mayenne) la reproduction d’une petite « faucille druidique en or », que celui-ci disait avoir recueillie à Fayet-Ronaye (Puy-de-Dôme), dans un tertre funéraire auquel il avait donné son propre nom, le « Tumulus Dissard ». Cet objet fut inventorié sous le numéro MAN 50065. En remerciant le Chanoine Pierre Dissard de son envoi, Salomon Reinach, directeur du MAN, eut la faiblesse d’écrire que cette faucille était « unique » (ce qui était une façon polie de dire qu’elle ne ressemblait à rien). Le Chanoine Dissard lui répondit alors en ces termes, dans une lettre datée du 14 mars 1904 : Monsieur, Croyez bien que c’est avec grand plaisir que j’ai autorisé Mr. Pagès à se départir vis à vis de vous d’une réserve imposée vis à vis de tous encore. Je ne pouvais moins faire vis à vis d’un de nos plus éminents membres de l’Institut et de nos savants archéologues nationaux. Nos relations n’en demeureront pas là, j’ai tout lieu de l’espérer. Permettez-moi à mon tour de vous remercier de l’intérêt si haut, si autorisé, que vous portez à ma découverte, ainsi que du soin si grave (et qui révèle bien l’homme supérieur en ces matières), que vous avez bien voulu prendre de me dire que la faucille est encore unique en toutes manières, rien n’étant demeuré de celle trouvée en Vendée, pas même le dessin. La faucille trouvée dans le tombeau du Grand Druide a cela de particulier qu’elle révèle par la feuille de Guy (sic) admirablement reproduite une sorte d’archéologie religieuse – religioso-naturelle. Cela est du reste propre je crois au symbolisme rituêlique (sic) de toutes les religions antiques, qui n’amenaient l’âme humaine vers la Divinité qu’à travers les formes naturelles appropriées mais toujours prises dans la nature réelle. « Je suis le Druide suprême des Gaules, descendant de Noë, et j’ai recueilli les reliques sacrées de son corps, sacrifié par César » A titre purement curieux, le Père cistercien Vincent – né Guegnon – Vieux Celtisant – voulait en 1896 que Dissard – nom du prêtre suprême du Dieu Dis (maître de la nuit étant la lumière) – venait primitivement de Isaar – ou Ishars – et n’était devenu d’Issard que pour dire fils – de Isaar – cela prouverait alors que la même lignée de prêtres antiques issus d’Israël (homme), Cath-Levi-Isaar, eut par la dispersion fourni à l’univers antique ses premières races sacerdotales. En ce cas, Isaar serait symbole de fils de Dieu – venu de Dieu – car le vieux Celte irlandais est formel : Dis’ard veut dire : « du Dieu Dis = chef suprême ». Il n’y aurait rien d’extraordinaire, quoique très glorieux pour les fils d’Israël, qui auraient donné au monde antique sa foi, ses prêtres, comme au monde chrétien. Me voici loin de mon but, qui était de vous dire mon merci à mon tour pour votre bon accueil à ma découverte et votre mot si courtois et si gracieux. Veuillez Monsieur avec mon merci le meilleur agréer l’assurance de mes sentiments les plus distingués. Signé : Chanoine Dissard Le Chanoine Dissard se rendit certainement par la suite à Saint-Germain, où il rencontra Salomon Reinach et Benoît Champion, qui avait succédé à Abel Maître à la direction de l’atelier de restauration du MAN. A la suite de l’acquisition par le musée d’un élément de ceinture de l’âge du Bronze découvert à Saint-Babel (Puy-de-Dôme), Dissard écrivit à Champion cette seconde lettre, plus agitée, qui est datée du 10 août 1907 : Monsieur, Je n’ai pu hélas donner suite à votre entrevue de l’an dernier, une maladie de cœur qui m’a mis au porte (sic) du tombeau m’a saisi alors, et, je ne vais à Vichy que [pour] hâter ma convalescence. 85 Cette fois, vous pouvez classer formellement les restes du costume du Souverain Druide, extraits de son tombeau le Tumulus Dissard. Cheminad Echalier, un petit horloger de Sauxillanges, et non de St Babel, près Issoire, n’a rien trouvé du tout, ni à St Babel, ni ailleurs. Mais il n’a pas menti absolument en ce sens qu’il est né à St Babel bien que ne l’habitant pas. Son rôle s’est limité à ceci : recevoir d’un individu originaire de Ronnayes (village à 300 mètres du Tumulus Dissard), établi à Sauxillanges lui aussi, les objets frauduleusement soustraits. Il a essayé de les écouler, a fondu tout ce qu’il a pu, puis, n’ayant pu tout écouler, la prescription de trois ans acquise, il a tout porté ce qui lui restait à Saint Germain en Laye. Il avait l’ordre de dire qu’il l’avait trouvé sous une pierre à St Babel près Issoire, pour détourner les soupçons du Tumulus du Souverain Druide. Dissard – Dewe-ard en anglais à l’heure qu’il est tout le monde sait ici la vérité. Jamais il n’a été trouvé quoique ce soit à St Babel. Les deux frères qui ont servi d’intermédiaire se sont disputés pour le partage de la somme touchée. Et tous savent que c’est la nuit, les fouilles n’étant pas gardées, qu’on a soustrait ces reliques sacrées et uniques, en détruisant d’inestimables trésors archéologiques, les Urnes de pierre, etc. brisées en miettes. Les brocanteurs de partout en ont acheté à vil prix. Heureusement, la faucille d’or, (Celte) en Gaulois, celtique, a échappé et j’ai pu la recueillir. Merci de l’avoir faite reproduire en attendant que la vraie vous vienne, car mes mesures sont prises, pour que le musée de Saint Germain hérite, avec la faucille d’or et les restes du corps du Souverain Druide et débris de son urne : 1) de deux tableaux peints par Gislain élève d’Yvon et Decourt, prix de Rome en 1845, représentant ce tumulus, avec ses deux aspects. 2) La chasse acajou qui contient ce que j’ai recueilli – fers de Pilum, de javelots Romains, balles de frondes, débris de listrinum (sic) – 86 haches rituéliques (sic), débris imprégnés de chairs humaines brûlées encore visibles, bracelets d’argent, de fer – sifflet d’ivoire – débris de bronze, de vases fondus, etc. etc. Mille tristes épaves sauvées des mains de ces Vandales. Maintenant, carrément, je vous Dis : je suis absolument sûr et certain, que les Pauvres Royaux débris, portés par Cheminad Echalier au musée viennent, non de St Babel, où ils n’ont jamais été, mais du Tumulus Dissard, près Issoire. Vous pouvez classer en toute sécurité. Dans ma dure maladie, dans des volumes concernant les anciens Indiens, les anciens Germains, je viens de retrouver la confirmation historique du tout. Le souverain Druide, venu de Noë par Caath, avait pour la cérémonie solennelle du Guy (sic) de l’an nouveau un costume composé de trois sortes de tiarres (sic) superposées de soies blanches, celle touchant la tête de pur lin. Trois tuniques, de diverses grandeurs (sic) de fin lin pur – blanches. La tiarre (sic) se complétait d’un mitral d’or couvrant le front sans inscription. Il portait en mains un bâton d’ivoire surmonté d’une faucillette d’or, porté, comme nos évêques portent aujourd’hui leurs crosses. Sur sa poitrine un pectoral d’or massif orné de pierreries. Une chaîne hiératique d’or, l’enchaînant au cou, aux bras, à la ceinture, tombant aux pieds, complétait le costume sacré. Il ne pouvait pénétrer sans être frappé de mort dans certains bois sacrés redoutables s’il n’était enchaîné de cette chaîne d’or, en signe de servitude envers les génies invisibles du lieu. La tiarre (sic) avait deux pendentifs blancs sur les épaules. Le Souverain Pontife Druide venait le dernier précédé des Eubages, des Ouvates, des Bardes, des Druides, des archi-Druides. Son sacerdoce remontait jusqu’à Noë, il se divisa (sic) en branche Hébraïque, une branche assyrienne, une branche celtique mère de toutes les religions du Nord. L’ouvrage que j’ai, de 135 volumes in 8°, est unique, il a été édité en Angleterre et en France par souscription publique en 1730. Cela complète bien César, et le confirme pleinement. Mais ce sont là des considérations plus générales. Revenons au fait brutal : tout ce qui vous a été vendu de 1900 à 1906 comme trouvé près d’Issoire Puy de Dôme vient en réalité du Tumulus Dissard, près d’Issoire Puy de Dôme en effet, près de St Babel. Classez sans nulle crainte. Veuillez excuser ma lettre un peu mal formée, j’écris encore péniblement avec extrême fatigue. C’est pourquoi je vous prie de m’excuser auprès de votre si sympathique et si éminent directeur général Monsieur Salomon Reinach. Ma 1ere visite sera pour lui dès que je pourrai venir à Paris. En attendant les tableaux qui viendront après moi, je fais préparer pour Votre Savant Directeur, par les meilleurs photographes de Paris, 2 vues inaltérables, prises sur les lieux du Tumulus. Dédiées à Mr Reinach pour vos belles Galeries de St Germain. Je ne saurais oublier que le nom de Mr Reinach sera immortellement attaché à cette découverte historique, sa lettre me donne le courage de publier la vérité. Veuillez recevoir pour Vous cher Monsieur Champion l’assurance de mes sentiments les plus respectueusement dévoués. Signé : Chanoine Dissard On perd ensuite la trace du Chanoine Dissard et de l’incroyable mobilier du « Souverain Druide du Tumulus Dissard ». Une lettre de Marie Bonaparte (1882-1962), adressée au MAN le 20 août 1925, nous apprend qu’en déménageant sa résidence du 10 avenue d’Iéna à Paris, qu’elle vient alors de vendre, elle a trouvé, dit-elle, « quelques objets provenant des fouilles d’un tumulus ». Marie Bonaparte se propose alors de « les offrir au musée de St Germain, bien que ce ne soit pas un don bien considérable » et demande qu’un membre de la conservation du musée passe les chercher pour les examiner ; « ainsi, ajoute-elle, l’on pourrait se rendre compte si ces objets sont dignes du musée » Il s’agit en l’occurrence des objets du « Tumulus Dissard », qui ont été légués par testament par le Chanoine Dissard en octobre 1911. Comment ce matériel procédant d’un délire psychotique était-il finalement parvenu chez Marie Bonaparte, laquelle avait été psychanalysée par Sigmund Freud en personne et fut l’une des fondatrices de la psychanalyse française ? En tout cas, ce sont bien les objets mentionnés dans ce legs du Chanoine Dissard qui sont enregistrés en 1925 au registre d’inventaire du Musée des Antiquités nationales, sous les numéros MAN 72486 à 72516, à la suite du don de Marie Bonaparte. Une note en marge du registre, de la main d’Henri Hubert, conservateur-adjoint, indique à ce sujet que « la princesse Marie de Grèce, fille de Roland Bonaparte, ayant vendu son hôtel de l’avenue d’Iena n° 10 à la [un mot illisible] m’a prié de prendre là les objets du Tumulus Dissard, destinés par elle à SaintGermain ; ce que j’ai fait le 25 août au matin. Dissard paraît avoir légué ces objets au prince Roland (3 oct. 1911). Les objets soi-disant trouvés dans ce tumulus sont d’époques différentes ». Il est possible que Roland Bonaparte – qui s’intéressait aux sciences humaines et à la botanique – ait effectivement recueilli la collection imaginaire du Chanoine Dissard que celui-ci destinait, après sa mort, à SaintGermain, où elle a bien fini par parvenir. Laurent Olivier 87 Le manuscrit du tumulus Dissard Ce manuscrit, rédigé et illustré à la plume, constitue la version originale d’un long texte publié par Pierre Dissard dans le numéro de mars 1904 de la Revue du Collège héraldique, éditée à Rome. Le texte retrace la généalogie qui relie la famille des Dissard à leur ancêtre éponyme gaulois, dont le nom Diss-ard aurait signifié « chef suprême du Dieu père de la nation ». Après avoir été druides de génération en génération, les Dissard de Fayet-Ronnaye, « se souvenant de l’affinité de race qui unit les Francs et les Teutons aux Arvernes, contre l’affinité de race qui unit les Anglais aux descendants des Eduens du traitre Diviciac et qui sont les gens de l’ouest, répond(ir)ent à l’appel du roi de France » durant la Guerre de Cent Ans. Ils furent, plus tard, capitaines aux armées de Louis XV et Louis XVI, et se distinguèrent sous l’Empire durant les guerres de Crimée et d’Italie, révélant ainsi « l’atavisme mystérieux d’une famille dont les nobles sentiments se perpétuent depuis les temps les plus reculés ». C’est à l’âge de dix ans que le jeune Pierre Dissard fut initié, dit-il, aux secrets du Tumulus Dissard par « trois vénérables octogénaires », le père Mathieu Fiou, le père Blaise Alzar Gauthier et le père Jean Bertrix, qui lui parlèrent ces termes : Fig.1 Manuscrit illustré à la plume (encre de Chine) probablement en 1904 (inv. MAN 72492). Legs Pierre Dissard, remis au Musée des Antiquités nationales en 1925 par Marie Bonaparte (31,5 x 49,5 cm ; 50 pages). Musée d’Archéologie nationale, Saint-Germainen-Laye. Cliché L. Hamon. « Mon petit, là, sous ce dôme de bruyères et de terres calcinées, sous ce dôme brun comme un monceau de terre imprégnée de sang humain, dort ton grand ancêtre Dissard, il est ton ancêtre, le père de tes pères et tu en viens ; il est l’aïeul des aïeux de tes archi aïeux « Quoûéï loi Belao Deuix Bellaos, de teuix Bellaos» c’est un lieu sacré comme une église, c’est tout ce qui reste de l’antique religion d’avant le Christ, c’est un lieu saint de la religion de tes pères d’avant le Christ, saint comme une chapelle vouée à Dieu et aux morts. Ton aïeul était le chef de cette religion ; pour te faire comprendre ce que nous te disons : c’était comme le pape et le roi des Gaules d’alors ; avec lui sont inhumés les Thozates, là aussi dorment les grands aïeux des Dissard, chefs suprêmes de la religion des Gaules avant le Christ ; comme tout à l’heure est chef de la religion le Pape qui est à Rome. Le Pontife suprême, sorte de pape et de roi, Dissard, chef des druides, ton ancêtre, fut tué là par Crïcshousse (altération de Crassus) en voulant arrêter les Romains, et cela était du temps des Thozates, il fut tué avec eux… » En 1902, indique le Chanoine Dissard, un cousin germain d’Antoine Dissard, maire du village de Fayet, fit ouvrir « sournoisement » ce monument insigne, en y faisant pratiquer une tranchée, « ouverte du nord au sud, jusqu’au demi-quart seulement de la largeur du tumulus ». Pierre Dissard, qu’accompagnait le fils de l’instituteur de Fayet, Eugène Communal, y observa une succession de six couches résultant, selon lui, du bûcher par lequel était passé son ancêtre, le druide suprême des Gaules, en compagnie de ses fidèles Thozates, les prêtres du dieu Teutatès. Le mobilier découvert dans cette excavation est naturellement extraordinaire : outre les cendres du « grand prêtre druide Dissard », Dissard recueillit la serpe d’or de son ancêtre, ainsi qu’un «superbe couteau de sacrificateur … en pierre de yadite (sic) [ qui ] servait à percer le cœur des victimes[ et que l’ ]on enfonçait dans la poitrine au moyen d’un marteau en pierre, à main ». Comme le souligne le Chanoine Dissard, « une particularité est l’entaille faite à arêtes vives dans le sommet du couteau et verticalement à la pointe. Par là le couteau une fois planté dans le cœur laissait échapper le sang en un jet mince et très vigoureux, filet que les ovates laissaient retomber sur le peuple… » Laurent Olivier 89 Sommaire L’âge du Faux : Une introduction Marc-Antoine Kaeser 13 Les pierres-figures de Boucher de Perthes Laurent Olivier 75 Art des faux, Or des fous Falsifications et inventions archéologiques Laurent Olivier 29 Une nouvelle variété de dahu : Dahutus montanus ssp. calcifondensis Michel Egloff 77 Les crânes aztèques en cristal de roche : Une escroquerie archéologique parée d’une légende urbaine François Gendron 39 trouvaille sensationnelle de monnaies helvètes inédites Alain Besse 81 Le délire archéologique du Chanoine Dissard Laurent Olivier 85 Les faux de l’Egypte pharaonique Jean-Jacques Fiechter 43 L’affaire des faux de Concise Viktoria Fischer, Esther Cuchillo et Claude Michel 49 Le manuscrit du tumulus Dissard Laurent Olivier 89 Un vase en bronze massif chez les Lacustres ? Marc-Antoine Kaeser 53 Charles Gislain, Loû-schou-Dissard (Tumulus Dissard) aspect sud Hélène Chew 91 La tiare en or de Saitapharnès Jean-Luc Martinez 57 A la recherche de l’homme fossile : L’affaire de la mâchoire de Moulin-quignon Arnaud Hurel 93 Copies de vases antiques d’après des modèles gravés du 19e siècle Chantal Courtois 61 L’aurore de l’humanité se lève à Piltdown Arnaud Hurel 99 Les fausses tanagréennes du Musée d’art et d’histoire de Genève Chantal Courtois 65 Les gravures du Kesslerloch, ou comment des faux grossiers ont contribué à la reconnaissance de l’art paléolithique Marc-Antoine Kaeser 105 Le cheval en bronze de l’institut d’archéologie et des sciences de l’Antiquité de l’Université de Lausanne Béatrice Blandin 69 L’âge de la Corne Marc-Antoine Kaeser 109 Les chroniques des chanoines de neuchâtel Arnaud Besson 113 Le vase au coq de Bussy-le-Château Laurent Olivier 214 73 Biface du Paléolithique ancien retaillé, provenant de Saint-Acheul dans la Somme Pierre Crotti 169 Les arlequins lacustres Denis Ramseyer 171 121 Effet de manche, ou une hache mal emmanchée Daniel Pillonel 175 Objets insolites du néolithique suisse : importation ou imitation ? Denis Ramseyer 125 Une monture d’argent comme preuve Dietrich Hakelberg 179 129 Le « casque » de la nécropole de Giubiasco Eva Carlevaro 181 Les premières armes de guerre : Symbole et imitations Matthieu Honegger Verres antiques de la collection Guigoz Simonetta Biaggio-Simona et Philippe Curdy 185 Momies d’animaux égyptiennes : Lorsque la radiographie réserve des surprises… Jean-Luc Chappaz 133 Un coffre « gothique » au Château de Chillon Claire Huguenin, Claude Veuillet 189 Le poignard anthropomorphe de Lyon Géraldine Voumard 193 Des moulages à valeur d’originaux : L’exemple de La tène Gianna Reginelli Servais et Christian Cevey 197 Les fossiles : Des témoignages du passé entre virtualité et réalité Amélie Vialet 201 The Captain and the Mermaid Or a Cautionary Tale of Myth, Unnatural History and Easy Money John Howe 205 « La tène » : Une AOC lucrative ? Marc-Antoine Kaeser 117 Une découverte inouïe : La foudre de Jupiter ! Marc-Antoine Kaeser 119 La parure préhistorique : Copies d’époque et imitations paléolithiques François-Xavier Chauvière Du recyclage à la contrefaçon : 137 Histoires de vases métalliques de l’âge du Fer Stéphane Verger La céramique sigillée romaine et son imitation 147 Sonia Wüthrich Fausses monnaies et vrais besoins dans l’Antiquité Gilles Perret 149 Faux-monnayage : Falsifications, imitations et contrefaçons sous l’Ancien Régime Charles Froidevaux 157 215 Achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie Gasser SA Le Locle (Suisse) Deuxième trimestre 2011 Imprimé en Suisse Dans notre société assoiffée de consommation, la valeur se fonde sur l’image et sur des signes virtuels qui se passent de référents matériels. L’archéologie offre ainsi désormais la dernière garantie concrète de l’authenticité : en exhumant les vestiges de temps passés, elle paraît susceptible de nous laisser toucher physiquement la vérité. L’exposition du Laténium montre pourtant que c’est l’archéologie et son culte illusoire d’une authenticité absolue qui ont rendu le faux possible. En fait, la naissance de notre discipline a ouvert une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité : l’« âge du Faux »… Le livre publié à l’occasion de cette exposition invite à la découverte des multiples facettes du faux, à travers le témoignage des contrefaçons crapuleuses, des délires de faussaires et des célèbres scandales qui ont jalonné l’histoire de l’archéologie. Mais il montre également que les limites du vrai et du faux sont floues ; car entre l’imitation, les simulacres, le recyclage et la copie, nos ancêtres ont toujours aimé, eux aussi, jouer des références ! En définitive, le faux est un fabuleux révélateur. S’il dévoile les espoirs et les rêves des archéologues, il révèle aussi les illusions et les mensonges de nos ancêtres, depuis la Nuit des temps. Signé par les meilleurs spécialistes, cet ouvrage collectif regroupe une quarantaine de contributions d’archéologues, d’anthropologues, de numismates et d’historiens. Richement illustré, il analyse les pièces présentées dans l’exposition et fait la synthèse des problèmes mis en jeu par la notion d’authenticité en archéologie.